Histoire de la grange

Le terme de Grange ne désigne pas que le bâtiment agricole, mais, dans un sens plus large, et par extension, c’est le terme que l’on applique à  l’ensemble des bâtiments et des terres d’une exploitation agricole propre à un domaine religieux monastique, comme les « châteaux » des Bourines et de Galinières qui sont eux aussi des « granges » appartenant pour l’une, à la domerie d’Aubrac, et pour l’autre, à l’abbaye de Bonneval. Ici, la grange appartient à l’abbaye de Nonenque, puissante abbaye cistercienne située dans le sud du département :

A.D.A., extrait du plan cadastral napoléonien montrant l’abbaye de Nonenque; la grange de lioujas est construite sur ce même modèle du plan carré. On remarque ici 4 tours d’angles. En 1527, la grange de Lioujas possédait elle aussi 4 tours en échauguette  aux 4 angles.

 

La grange de Lioujas est donc à la fois un ensemble de bâtiments propre à l’exploitation agricole, bâtiments souvent fortifiés, mais aussi l’ensemble des terres et biens et redevances prélevés par le fermier, dit « grangier ». Elle est sous le contrôle de l’abbesse de Nonenque qui nomme le plus souvent un procureur, « un receveur » dit parfois son «ageant », en quelque sorte un homme de confiance chargé du « temporel » de l’abbaye, c’est-à-dire du contrôle des fermiers exploitants et de la gestion et entretien des domaines agricoles qui en dépendent.

 

 

 

Au Moyen Age :

 

 

Les premières  mentions* du domaine de Lioujas, dans le cartulaire de Nonenque, nous indiquent que la donation de la « villa » de Lioujas est faite par le comte de Rodez, le 20 décembre 1171. Par cet acte, le comte de Rodez donne au monastère de Nonenque les biens, les droits et les terres qu’il possède à Lioujas. En effet, la comtesse de Rodez est rentrée dans les ordres, dans l’abbaye de femmes de Nonenque, et en échange de cet accueil au monastère, on offre à l’abbaye le domaine de Lioujas et le prieuré de Cayssac. Cette donation est à nouveau confirmée le 11 janvier 1259.

 

(*mentions selon le cartulaire de l’abbaye de Nonenque  (A.D.A., 33 H; 3 liasses ; documents et chartes en latin et en occitan), voir le cartulaire publié dans les archives historiques du Rouergue, tome XVIII, notamment.)

 

Le 30 juin 1266  il y a un échange entre l’abbaye de Nonenque et le chapitre de Rodez à propos des dimes et différents droits à Lioujas, dans la paroisse de Cayssac

 

Le 20 août 1307 est passée devant notaire, une transaction, véritable négociation pour maintenir paix et concorde entre le « granger » de Lioujas (fermier de la grange et représentant l’abbesse) et quelques habitants. Il s’agit d’une négociation à propos des droits de vaines pâtures sur des terres dépendantes de la Grange et appartenant à l’abbaye. Les terres sont la devèze de « las Balmas », la devèze « del tersarenc del Rainaldes »… les devèzes de « Puech Melier et Crosa, Colavens et Nogayrolas » (deveze grande). Après la révolution française, ses mêmes droits donneront lieu à un procès entre les nouveaux propriétaires acquéreurs des biens nationaux et les paysans locaux.

 

 

La porte d’entrée et la tour principale de la Grange de Lioujas,  coll. Société des Lettres, Sciences et Arts de l’Aveyron, cliché Louis Balsan du 7 décembre 1943.

On remarque le niveau du sol plus bas qu’aujourd’hui; Il existait selon les divers inventaires du domaine « un ravelin » devant la porte basse, c’est à dire un fossé de protection. La porte d’entrée principale est protégée par deux fenêtres à demi-croisière (avec grille) et par la grande tour en saillie. Les deux petites ouvertures de la tour principale sont aménagées afin de pouvoir y engranger des sacs de blé. On remarque aussi une longue cheminée sur le toit de la partie nord.

 

 

La grange de Lioujas est aussi située sur les grandes drayes et chemins de transhumance venant du Quercy passant par Lioujas, Aboul mais aussi par les Bourines, le château de Galinières. Ces grandes drayes, (voir travaux de Mr Jean Delmas, directeur honoraire des archives départementales, président de Sauvegarde du Rouergue) « montent » sur les vastes pâturages de l’Aubrac, en passant par les ponts péage des villes d’Espalion, St Come, St Geniez d’Olt. Fontaines, marres et points d’eau ponctuent le parcours, servant à abreuver les milliers d’ovins qui vont l’été en estive, depuis le Moyen Age. Au XVIIIe, et surtout au XIXe siècle, l’estive se pratiquera progressivement pour les troupeaux de bovins.

 

 

A la Renaissance :

 

La date du 25 septembre 1527 marque les esprits. En effet, cette année là est fait, sous le commandement express de « Dame Madame Delphine de Roquefeuilh … abbesse  », un inventaire général des terres que l’abbaye possède à Lioujas :

 

 

La grange est ainsi décrite :

« Et premieyramen, an trobat una

maison an fortalissa facha a quatre petitas

tours, et une grossa tour sus la porta

de lad. Maiso; laquella maison es estada

construida et edifficada tota de nau per so

que aquella que y era per avant  force caduqua

et vent a ruyna  et tombet  per la reveren

dama madama Delphina de Roquefeuilh

a la vegada abbadessa et anda de la dicta »

 

On peut donc ici mettre en évidence la reconstruction entière de la grange fortifiée, après les destructions de la guerre de cent ans ou l’usure du temps. La  grange est constituée de quatre tours en échauguette aux quatre angles et la grande tour protégeant la porte principale.

Cette période faste dominée par une abbesse aux actions multiples de mécénats religieux et architectural, correspond aussi à la rénovation du cœur de l’église de Cayssac ainsi qu’une chapelle, où trône la belle statue de St Anne, actuellement déposée  au musée Fenaille.

 

Enfin, l’année 1533 doit aussi rester dans les annales locales, par la venue du roi François 1er en Rouergue et sa nuit passée dans la grange de Lioujas le 23 juillet 1533, avant son entrée triomphale dans la cité ruthénoise, le lendemain.

(Pour aller plus loin :voir la partie anecdote et l’article en pièce jointe)

 

 

A l’époque moderne :

 

De multiples actes notariés retrouvés aux archives départementales permettent de suivre le domaine et sa gestion. En effet, les abbesses qui se succèdent à Nonenque ont des notaires attitrés, qui multiplient les contrats et baux de fermages, les inventaires du cheptel, des bâtiments, l’état des récoltes, les prélèvements effectués ainsi que l’état des bâtiments, les travaux de restauration et  de reconstruction à effectuer …

 

Au XVIIeme siècle, l’abbesse de Nonenque lance de grands travaux de restauration de son abbaye et chaque grange doit contribuer à ces travaux qui se multiplient après 1650. En 1660, le fermier de Lioujas paye la somme considérable de « 929 livres 12 sols » dont « troys cent livres que ledit Barthélemy Cantagrelh (métayer) a baillé par ordre de la Dame (abbesse) audit Germain Cayron, sculpteur de la ville de Roudez » Il s’agit sans doute de participer aux frais des grands travaux de restauration de l’abbaye de Nonenque.

 

A Lioujas aussi on relève quelques dates de travaux divers et variés :

En 1637, un prix fait (contrat devant notaire pour travaux et réparations) a lieu pour refaire « la moytié du toit de l’estable des brebis appelée la jasse de la grange… par Anthoine Vialla, recouvreur de la Rouquette et à Jean Enjalbert, aussi recouvreur de Magrin … pour la somme de 29 livres ».

 

En 1651, c’est «Georges Colrat, maitre masson du village de Canabolz » qui accepte de « refaire et construire à neuf le four du château de Lioujas… desmolir le four qui y est de présant vieux et ruyné… et le  four qu’il construira à neuf aura doutze pans 1/4  de largeur et daulteur six pans et demy et bastira… bien solide… sera tenu ledit Colrat de paver la chambre quy est au dessus dud four… pour soixante cinq livres »  

D’autres réparations ont encore lieu en 1677 puis surtout en 1710 avec une volonté particulièrement esthétique et environnementale de l’abbesse. Il faudra donc  « blanchir les deux colombiers… et les quatre tournelles… faire blanchir le coeur de l’église de Cayssac… » (voir Cayssac)  planter chaque années « dix arbres dans les terres… et remplacer ceux qui viennent a mourir… planter des arbres pupliers… faire vis-à-vis la jasse, une allée entourée d’une petite muraille en pierre sèche de trois pans de haut pour s’asseoir tout le tour… allée sablée ou faite en gazon… fournir tout le sable… payer les ouvriers… faire réparer la tradosse (sorte d’atelier pour le matériel agricole)… mettre bas les deux escaliers de la basse cour du château… et  les refaire à neuf  avec une voute a chacun, et les marches de pierre de taille travaillées de haut en bas … etc !

 

Le domaine rapporte à l’abbesse des revenus confortables; par exemple en 1658, elle prélève pour l’année 1360 setiers (sacs) de froment, 76 setiers d’avoine, 4 setiers fèves, mais aussi 10 charretées de foin, 10 de paille, 10 moutons, 18 poules, 3 pourceaux gras, et 400 livres en argent !

 

L’exploitation repose sur des inventaires réguliers. En 1669, ce sont « doutze valets ou chambrieres » qui travaillent dans le domaine sous la direction du fermier Barthélémy Cantagrelh. Ils sont engagés pour l’année  « commencée à la St Jean Baptiste t finissant pareilhement » . Le cheptel fourni au fermier lors de son entrée signale en 1728 la présence de « cent brebis…cinquante nouvelles et cinquante mayruals, le tout bestail de causse, six paires de bœufs, (estimées 382 livres) 10 pourceaux »  et pour le matériel nécessaire à l’exploitation « six paires de charettes ferrées… six carris… cinq araires garnies de cinq reilhes … six ayssieux ». A ce cheptel et ce matériel fournis, s’ajoute ceux du fermier exploitant, qui n’hésite pas à rajouter quelques paires de bœufs au labourage des vastes terres du domaine. A cette date, Bertrand, est le fermier sortant « à cause du decez de Madame de Toiras précedante abbesse » ; il a fait labourer 94 séterées, soit près d’un tiers des terres du domaine.

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Une multitude de fermiers au fil des siècles :

 

En 1527, c’est le moine Johan Barrascut qui est le grangier du domaine. Au début du XVIIe, l’exploitation est sous la main de laïcs : le fermier est un certain Pierre Cantagrelh (1631), puis sa veuve Catherine Boyer (1636) en collaboration avec son fils Barthélémy Cantagrelh, aussi propriétaire à Grioudas (1646 et 1658).

A la fin du XVIIe siècle, les fermiers se multiplient, peut être signe d’un mauvais contexte économique. On mentionne ainsi en 1661, le fermier Jean Deveze de Prades d’Aubrac, puis Anthoine Deveze fils en 1677. En 1681, c’est Antoine Onrazac, remplacé par Gabriel Boysset (1685) …

L’abbesse refait l’ensemble des règlements des fermages en 1661; elle s’oppose parfois au fermier, comme Guillaume Dijols bourgeois, qui cherche un maximum de profit ! Elle le met dehors en 1696 ! (voir les anecdotes)

 

En 1710, le fermier du domaine est le sieur Pierre Bertrand de Lioujas pour une somme de 2 250 livres. En 1719, c’est Pierre Bertrand « fils ayné » qui reprend le fermage pour la même somme.

 

ADA, extrait du contrat de mariage du fils ayné de Pierre Bertrand nouveau fermier en 1719. Le mariage permet donc au fils de prendre en charge ce prestigieux fermage. Le père conserve quelques têtes de bétail et une pièce dans le « château » pour sa vieillesse durant laquelle le fils devra nourrir ses père et mère. Signatures du père et du fils Bertrand, ainsi que de la famille Ricomes en présence des témoins : Cerle, Lavergne, Bessiere, Foulquier, Boyé, Ladoux…

 

« Prolongation D’aferme, faite par Madame labbesse de Nonenque, aux sieurs pierre et autre pierre bertrands, pere et fils, de Lieujas… L’an mil sept cens dix neuf et le dousiesme jour du mois de décembre après midy, reignant louis notre Sire, par la grace de Dieu Rey de France et de Navarre … » avec le  tampon de la sénéchaussée de Montauban;  extrait de 3E  15 788 ;  fol 454 et suivantes. (archives départementales de l’Aveyron).

 

Il est ensuite remplacé en 1726, par Clausel de Cruéjouls (Savignac), avocat en parlement, puis en 1744, le nouveau fermier est Ignace Girou de Larquet, paroisse d’Anglars, qui prend l’ensemble du domaine et le prieuré en fermage pour une durée de 6 ans et une somme de 2 900 livres annuelles.

Le 11 janvier 1771, le bail à ferme du domaine de Lioujas et prieuré de Cayssac est faite pour Pierre Belloc, bourgeois de Cruéjouls, pour une durée de 9 ans, pour 5 000 livres. Il va remplacer le sieur Graille, fermier sortant. Le 11 janvier 1779, le bail est encore renouvelé à Pierre Belloc de Cruéjouls, pour 5 000 livres et ce dernier est encore fermier en 1789…

 

A l’époque contemporaine :

Sous la révolution le domaine est vendu le 12 mars 1791 comme bien national :

Le descriptif est ainsi libellé : « Un domaine à Lioujas consistant en maisons jardins, près, bois pacages, censives,  champart et droit casuels  à l’abbesse de Nonenque… » Le bien estimé 61 439 livres, est adjugé pour 143 300 livres à Jean Garrigues, receveur des droits d’enregistrement au bureau de Laissac pour Simon Jude Monestier, son beau frère de Laissac, président du tribunal du district de Séverac et Pierre Monestier prêtre, par acte du 18 avril 1791.

(Selon A.D.A., 3 E 10 477, notaire Jean louis Pons, à Laissac,  derniers folios, publié dans P. A. Verlaguet, Vente des biens nationaux du département de l’Aveyron, J. Artières,  tome 1,  1931.

A la même période, à lieu la vente de la cure de Lioujas (un pré dit « le claux de la graisse » avec un droit de pature) ainsi que diverses parcelles. L’ensemble est  estimé à 3 828 livres et adjugé à  Antoine Cussac pour 7 500 livres.

Le domaine se présente ainsi sur le plan du début du XIXeme siècle :

A.D.A., extrait du plan cadastral dit « napoléonien » en 1825.

On y relève l’ensemble des bâtiments du domaine organisé autour de la grande bâtisse rectangulaire au centre n° 59 ; on y trouve les terrains et bâtiments limitrophes tels que le jardin, les 2 parras, les granges des chevaux n° 61, des boeufs et des brebis, les pâtures et patus, prés, ainsi que l’aire de battage. Face à la route de Rodez allant à Espalion, se trouve la fontaine qui permettait d’abreuver les troupeaux transhumants (aujourd’hui le terrain de boules). Sur la droite de la carte, on aperçoit le grand et rectiligne chemin, vestige de l’ancienne voie romaine.  (photo et montage Br. Ginisty)

Une analyse du domaine et de ses terres montre un équilibre dans l’organisation et la répartition des terres : sur 326 hectares que possèdent « Monestier Pierre prêtre et Monestier Jules (les héritiers) » en 1823-1824 dans la seule commune de La  Loubière, on trouve 156 hectares de terres labourables, 154 ha de patures, 10 ha de près et 3 ha de bois.

A cela, si l’on rajoute quelques belles parcelles de près possédées depuis 1527 au moins par l’ancienne abbaye, dans la prade de Sébazac, dans celle de St Mayme, quelques vignes dans le vallon de Marcillac, quelques 27 ha de bois et patures sur Rodelle… depuis des siècles, le domaine est resté presque comme immobile !

En 1936, encore le domaine reste fort actif comme le montre la liste des domestiques aveyronnais du domaine, dirigé par Marius Durand « chef de ménage, fermier patron » son épouse, ses 4 enfants et le beau-père. On compte 7 domestiques dont 4 ouvriers agricoles, un vacher, un jeune berger et une servante.  On y découvre en fin de liste, un couple de polonais, venus travailler en France, à la suite de nombreux mineurs venus dans le bassin de Decazeville.