Grange Lioujas

La grange de Lioujas à l’époque moderne (1533-1789)  structures et principaux caractères d’un grand domaine ecclésiastique 

La grange de Lioujas est un domaine agricole puissant, essentiel mais aussi spécifique du temporel de l’abbaye de Nonenque. Elle est isolée et excentrée des autres domaines de l’abbaye regroupés dans le Sud Aveyron. En effet, cette vaste exploitation agricole de Lioujas est située aux portes de Rodez, sur la voie romaine, sur la grande draye, dans une zone où la présence conjointe de dolmens, de tumuli, de nécropoles et de vestiges gallo-romains montre une implantation humaine ancienne.

Sur le Causse Comtal généralement sec, la grange est implantée stratégiquement sur la grande faille géologique qui coupe d’est en ouest (de Gages à Sébazac) le détroit de Rodez; l’eau y est donc omniprésente. Les archives notariales (fermages, quittances, inventaires…) décrivent les différentes facettes de la grande exploitation agricole, durant les temps modernes. Comment est-elle organisée et gérée ? Quelles sont les principales productions ? Avec quelles spécificités ?  Quelle place l’abbesse accorde t’elle à ce domaine en particulier ? 

L’organisation du domaine, ses structures et ses principaux caractères : 

Au coeur de la grange, nous trouvons le fermier qui gère douze valets ou servantes en 1710. La grange s’organise autour de terres inventoriées en 1450, au centre desquelles se trouve un bâtiment principal rectangulaire, edifficada tota de nau en 1527, et régulièrement entretenu. 

Autour d’une cour intérieure avec un puit central, on trouve un escalier en double enfilade desservant le 1er étage, par deux galeries. Celle du sud donne notamment sur la chambre de la Dame, la salle et la cuisine. Les pièces du rez-de-chaussée voutées ouvrant sur la cour intérieure, servent d’étable, de four et de crotte (grotte, cave). La chapelle domestique est située à coté de la porte d’entrée de la grande tour à droite. La grande tour dite donion (donjon), est encore précédée en 1728 d’un ravelain. Elle sert à la fois de pigeonnier et surtout de greniers à blé. Autour du bâtiment principal, granges, étables, écuries et porcherie voutée, forment les dépendances; elles sont vouées au cheptel, foins et pailles. Le cheptel remis au fermier en début de bail, se compose au minimum de six paires boeufs (382 livres) dix pourceaux (47 livres) et cent brebis bon bestail de causse (inventaires de 1673 et 1728 peu précis). Le matériel agricole repose en 1673 sur six charrettes ferrées, plus six carries garny (chars à boeufs), deux vieilles charrues et un carreliech neuf (tombereau), huict arayres garnies (5 en 1728 ?) de leurs reilhes (soc), six ayssieux fer, ainsi que tout l’outillage à main.

Les terres du domaine de la grange représente au minimum 325 hectares, au début du XIXe siècle, sur la seule commune de La Loubière. Selon le fermage, c’est la troisième partie des terresqui doit être labourée, mais régulièrement (1796, 1726) les fermiers labourent plus… et récoltent donc plus. En 1823, plus de 150 hectares sont labourés et autant servent de pâture. A cette date là, on ne mentionne que 10 hectares de près (sans compter ceux de Sébazac et de St Mayme) et moins de 4 hectares de bois (défrichement massifs ?). (voir l’article sur une parcelle dite Deveze Grande) On donne donc une place prépondérante à la production céréalière notamment au froment, comme dans les autres grands domaines ecclésiastiques caussenards (Galinières, Seveyrac, les Bourines). Le fermage fournit à l’abbaye de nombreuses céréales commercialisables et viandes sur pied; ainsi en 1658, il s’élève à 1360 setiers de blé froment, 76 setiers d’avoine, 4 setiers fèves, ainsi que 10 charretées de foin, 10 de paille, 10 moutons, 18 poules, 3 pourceaux et 400 livres argent. Au XVIIIe siècle, les fermages sont de plus en plus monétarisés : 2250 livres en 1710 (dont 400 livres pour le prieuré de Cayssac) et un veau de lait, puis avec l’inflation du siècle, le prix grimpe jusqu’à 5 000 livres en 1771 et 1779. 

Le contexte du XVIe au XVIIIe siècle : entre apogée, recul et reprises 

En 1527, au cœur de la Renaissance rouergate, le domaine vient d’être repris en main par l’abbesse « Delphine de Roquefeuilh » .

En effet, à cette date,  la grange vient d’être « édifficada tota de nau, per so que aquella que y era per avant, forec caduqua & venc à ruyna & tombet » (construite toute neuve, parce que celle qui y était auparavant, était fort délabrée et vint en ruine et s’écroula) .

On peut supposer que le domaine a du souffrir de la difficile période de la guerre de 100 ans et des pillages des routiers. Mais la guerre de Cent Ans est bien finie et l’abbesse de Roquefeuil « seigneuresse » de Lioujas, mène une véritable politique de mécénat architectural et religieux, par cette reconstruction, ainsi que celle de l’église de Cayssac et la très fine statue de Sainte Anne.
Les armoiries de l’abbesse de Nonenque (famille de Roquefeuil) dans l’église de Cayssac

Après l’apogée des années Renaissance autour de la reconstruction de la grange en 1527, la rénovation du Choeur de l’église de Cayssac et le passage de François 1er, (voir lien dédié)  les Guerres de Religion mettent à mal cette période florissante, dans un contexte tendu. La menace huguenote semble omniprésente et les fortifications de la cité ruthénoise mettent à l’abri les gens et les biens… mais pas dans le plat pays ! La grange protégée dernière son ravelin, ses murs et sa tour grenier semble à l’abri, comme les églises de Cayssac et de la Loubière en partie fortifiées, ou la nouvelle tour du seigneur d’Ortholès. La reprise a lieu ici bien plus tôt que dans le millavois, avec des travaux et des fermages dès 1617 au moins. 

Pour autant, le XVIIe siècle se traduit par diverses aléas climatiques. La peste touche le recepveur… serviteur de la Dame Abbesse, en 1630. Atteint de la maladie rustique, il est contraint de faire son testament dans ung champ dict del cayrou, près la grange. Il souhaite que le coffre quest dans la chambre de Madame de Nonenque au chasteau de Lieujas… soict rendeu à lad. Dame (ainsi que) les papiers et obligations qui si trouveront. En 1677, l’abbesse accorde de multiples réductions de censives. Dans une période d’aléas climatiques en 1696, elle fait un procès contre son fermier Guillaume Dijols, bourgeois de la casanhe, accusé d’avoir mal entretenu le domaine, d’avoir fait pâturer par ses divers troupeaux les devèzes au préjudice du nouveau fermier entrant, d’avoir labourer et « fianter » bien plus de champs que prévu par le contrat…                  

Le XVIIIe notamment, montre une gestion rigoureuse du temporel par l’abbesse avec des fermiers expérimentés qui payent un droit d’entrée de 300 livres et qui se succèdent dans ce domaine. Ceux-ci gèrent avec une réelle optimisation et une intensification de l’exploitation, signe de recherche d’un profit et spéculation individuelle, ou d’un nouveau regard physiocrate ? 

Une abbesse seigneuresse, protectrice et mécène en ses biens

Les différents documents portent une attention particulière à l’abbesse et c’est avec déférence et respect que l’on s’adresse à elle : Reverende Dame… très illustre et très reverende Dame, Madame… Pour la gestion de son domaine excentré, l’abbesse nomme un homme de confiance, un recepveur, procureur especial et general chargé d’aller vérifier les récoltes, de dresser les quittances des fermages, de prélever les impôts seigneuriaux… En 1627, c’est Jacques Alazard de Nijac en Lenguedoc… (qui) seroict veneu à son service en l’an mil six cent dix neuf. En 1636, c’est désormais Jehan Alazard (fils) habitan de la ville de Beziers en Languedoc, qui le remplace. Les comptes du domaine sont bien tenus. Ainsi en 1627, le procureur relève 1697 livres de recette (plus quelques autres à percevoir prochainement) pour 1353 livres de dépenses.  

L’abbesse est « seigneuresse » du prieuré de Cayssac; elle nomme le prieur en accord avec l’évêque, et le fermier verse la portion congrue; ce dernier est chargé de l’entretien régulier du domaine, de la seigneurie et du prieuré de Cayssac. L’abbesse possède une résidence ruthénoise vendue en 1576 au sieur Thomas de Lauro, résidence qui l’a met à l’abri en cas de troubles et l’a met en contact avec un milieu aristocratique riche (l’évêque de Rodez, de Vabres, le chapitre cathédral, l’abbesse du Monastère, les patriciens et notables ruthénois…). L’abbesse est semble t’il ici « dans le monde » loin géographiquement et spirituellement de Nonenque, monastère reculé et voué exclusivement à la piété et au recueillement. 

 Points communs et spécificités de cette grange   : 

Le domaine de Lioujas est complémentaire pour l’abbaye entre les productions sud du Rouergue et du Languedoc (vin – olivier – élevage – fromage de Roquefort…) et les espaces nord,  voués à l’élevage en Aubrac () et aux grosses productions céréalières en froment des causses, lui permettant de trouver un équilibre et une complémentarité des productions et des revenus. 

Les points communs sont nombreux avec Nonenque : architecture type, mode de faire-valoir par fermages successifs à l’époque moderne, pérennité du temporel… Pour autant, ce domaine semble avoir quelques spécificités : sa taille importante, en lien avec sa fondation, sous l’égide du comte de Rodez (donc une faible concurrence locale), une chronologie différenciée, avec une période florissante à la Renaissance, puis une reprise plus rapide après les Guerres de Religion, avec des fermiers peut être plus innovants au XVIIIe siècle, plus spéculatifs, plus individualistes, plus physiocrates (?) en relation avec le milieu urbain proche (commercialisation aisée des céréales ?)

Enfin, certaines abbesses semblent avoir eu un attachement tout particulier à ces lieux,   et avoir porter un regard éminent et bienveillant lors de courts séjours estivaux, notamment à Cayssac, par des actions de mécenat artistique et religieux, par des rénovations régulières, parfois esthétique (1710),  par des actions sociales (ausmones)…

Vue aérienne actuelle de la grange

Vue intérieure actuelle de la grange

pour aller plus loin : voir le petit article sur une parcelle de la grange dite la Deveze Grande